Je suis content d'avoir obtenu une réponse, cela prouve que le forum est actif.
Comme je l'ai dit par ailleurs, sur le forum sur le chapitre 1, j'écris en cemoment un livre sur Bilbo, je donne - mais c'est brut de chez brut, je viens d'écrire cela cet après-midi et je n'ai pas eu le temps de me relire - mon commentaire:
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Bilbo se réveille donc le jeudi. Le narrateur n’est plus omniscient, il s’agit d’un point de vue interne : le lecteur découvre la maison telle que Bilbo la perçoit. Il n’y a personne et le héros fait tout simplement la vaisselle. Il pense qu’il a rêvé. Mais les sentiments de Bilbo sont ambivalents : il est à la fois délivré : « plutôt soulagé, tout compte fait, à la pensée qu'ils étaient tous partis sans lui et sans se préoccuper de le réveiller », mais déçu : « il ne pouvait se retenir d'éprouver un brin de déception ». A nouveau, la double personnalité de Bilbo Baggins, mais fils de Belladone Took. Puis Bilbo vaque à ses occupations. Si le chapitre s’est terminé par une montée en puissance de l’angoisse et de la peur, le retour à la banalité quotidienne est le sujet de ce premier passage du chapitre deuxième. La situation est presque identique à celle du chapitre I. Bilbo est dans son logis, s’apprête à prendre un second petit déjeuner par une belle matinée de printemps lorsque Gandalf intervient. Une seule différence par rapport à leur première rencontre : la porte est ouverte alors que dans l’épisode précédent , la porte de Bilbo est close et c’est lui qui introduit les Nains chez lui, bien malgré lui certes.
L’intrusion de Gandalf est un procédé comique : tout est bien établi pour le lecteur. Toutes les fonctions du conte sont mises en place : nous avons bien une mission : reprendre le trésor des Nains à Smaug ; un envoyeur : Gandalf a réuni le groupe pour effectuer la mission ; un destinataire : il s’agit pour les Nains de retrouver leur puissance d’antan ; un opposant : Smaug semble être l’ultime rempart à abattre ; un adjuvant : Gandalf – il faut bien remarquer que les aventuriers sont quatorze : treize Nains et Bilbo qui forme le quatorzième. Gandalf ne se compte pas parmi les aventuriers, sinon ils seraient quinze. Gandalf n’aurait pas autant insisté pour éviter le nombre maudit de 13. Mais il manque le héros ou du moins un membre de l’équipe : il traîne en robe de chambre, il fait la vaisselle, il fait le ménage, il siffle et s’apprête à prendre un second petit déjeuner. Bilbo vit en hobbit.
Gandalf vient bousculer son train train quotidien : l’irruption déclenche à nouveau l’humour. Gandalf ne fait que rappeler un fait connu de tous : le départ était fixé à l’aube – « il nous faut aller avant le lever du jour » est le leitmotiv de la chanson des Nains – et le magicien annonce un fait que le lecteur présentait : le soleil qui brille en ce matin printanier indique qu’il est précisément dix heures et demie. Mais Gandalf se garde bien d’indiquer la conduite à suivre : c’est parce que le hobbit n’a pas épousseté la cheminée qu’il n’a pas trouvé le mot glissé sous la pendule. Cette lettre est un contrat qui lie la société Thorïn à responsabilité très limitée : certes, la compagnie prend à sa charge les frais de voyage, promet un salaire : « un quatorzième des bénéfices totaux (s'il y en a) », mais insiste bien sur le danger de cette expédition en prenant aussi à sa charge les « frais d'enterrement ». Un contrat d’embauche en bonne et due forme de cambrioleur ! Cette convention indique aussi la date et l’heure de l'engagement : 11 heures précises. Il ne reste que dix minutes pour que notre « héros » se prépare et gagne l'auberge du Dragon Vert. Etrange nom que cette Auberge du Dragon Vert ? En plein pays hobbit, dont les couleurs préférés sont le jaune et le vert, il est logique que cette couleur verte soit associée au nom de l’auberge. Quant au dragon, il est à la fois le but ultime de la quête et point de rendez-vous du départ de l’aventure.
Quand Tolkien eut sept ans, il ne se contenta pas de lire des histoires de dragons, il entreprit d’écrire une histoire de dragon. « I first tried to write a story when I was about seven. It was about a dragon. I remember nothing about it except a philological fact. My mother said nothing about the dragon, but pointed out that one could not say 'a green great dragon', but had to say 'a great green dragon'. I wondered why, and still do. The fact that I remember this is possibly significant, as I do not think I ever tried to write a story again for many years, and was taken up with language.” De cette époque, Tolkien ne se souvient que d’un détail philologique. Sa mère lui fit remarquer qu’on ne disait pas « un vert grand dragon », mais « un grand dragon vert ».
A-t-on déjà vu un héros qui n’est ni prêt psychologiquement ni prêt physiquement ? « Il était bien essoufflé « après avoir couru plus d’un mille. Un héros pantouflard, bedonnant, aimant la tranquillité n’a absolument aucune chance de passer les épreuves de qualification qui attendent un héros.
En outre, comment Bilbo peut-il être crédible, comment peut-il élever l’âme du lecteur : au début de sa quête, ce qui le perturbe, ce ne sont pas les péripéties extérieures, mais ses ennuis personnels : il a oublié son mouchoir.
Au milieu de l’équipée, Bilbo détonne. Les Nains « étaient montés sur des poneys, dont chacun était chargé de tout un attirail de bagages, ballots, paquets. » Les Nains ont tout prévu ; ils ont même pensé à trouver un destrier à la taille de Bilbo : « Il y en avait un très petit, apparemment destiné à Bilbo ». Bilbo est démuni : « je suis venu sans chapeau, je n'ai pas de mouchoir et je n'ai pas d'argent. ». Il est métaphoriquement nu ; ayant perdu sa personnalité de hobbit : Dwalïn l’a habillé en Nain – un capuchon vert foncé délavé et une cape de même couleur. Bilbo a honte et est la honte de la famille : seule la barbe le distingue de l’espèce des Nains.
Mais, en ce jeudi 28 avril, la compagnie se met en route. Gandalf, sur son cheval blanc – il n’avait pas encore dompté Gripoil -, est allé chercher une provision de mouchoirs, ainsi que la pipe et le tabac de Bilbo. Voilà de bien précieux auxiliaires pour se lancer dans une aventure. Il est vrai que ce début est placé sous le signe des réjouissances : « le groupe poursuivit son chemin tout à fait gaiement » : on raconta des histoires, on chanta des chansons ». Malgré le manque d’arrêt pour les repas, Bilbo trouve que cette aventure n’est pas si désagréable. Il est vrai que l’aventure commence sous les meilleures auspices puisqu’il fait beau, que la contrée traversée n’est pas hostile, puisqu’il s’agit de la contrée des hobbits. Mais le paysage change et le caractère de Bilbo se modifie aussi. La transition s’effectue par un passage dans des contrées avec un point de vue interne – à savoir celui de Bilbo – « où des gens usaient d’un langage étrange et chantaient des chansons que Bilbo n’avaient jamais entendues ». Ce passage vers l’étrange débouche sur les Terres Solitaires : terre inhospitalière : « il n’y avait plus d’auberges », « les routes devenaient franchement mauvaises », les collines se couvraient « d’arbres noirs ». Les vieux châteaux ont l’air sinistre, construits par « de mauvaises gens ». Le temps a changé en cette fin d’avril et ce début de mai : « il faisait froid et humide ». Dans la narration, il ne semble pas y avoir d’interruption. Pourtant le groupe a parcouru un long chemin, du temps a passé : d’avril, nous sommes passé à mai. Le lecteur sent que le danger est proche. Pourtant le narrateur n’est pas pressé de confronter ses aventuriers à des épreuves. En rupture avec le conte traditionnel où les péripéties abondent, le narrateur insiste dans les dialogues sur les soucis de ces combattants : il pleut - « je suis sûr que la pluie s'est infiltrée dans les vêtements secs et dans les sacs de provisions – et Bilbo regrette d’être parti à l’aventure. D’ailleurs le narrateur omniscient nous prévient que ces pensées seront récurrentes. Cette préoccupation gagne même les Nains qui cherchent un coin sec pour passer la nuit. Au milieu de cette inquiétude générale – où trouver un endroit sec ? – les aventuriers découvrent la disparition de Gandalf. Le caractère mystérieux de Gandalf est confirmé : son attitude de magicien n’a guère été confirmée, il apparâit plutôt comme un créateur de jeux d’artifices, comme un amuseur, parfois peu loquace : ses intentions dans cette aventure ne sont pas définies : « sans jamais dire s'il prenait vraiment part à l'expédition ou s'il leur faisait juste un bout de conduite ». Même les Nains semblent perdus lorsque Gandalf n’est pas là : ils voudraient utiliser sa « magie » pour se mettre à l’abri. Lors de cette pause, le narrateur marque nettement les faits qui démontrent que la belle harmonie du départ se brise : les Nains –experts en feu – n’arrivent pas à allumer un feu de camp ; Fili et Kili ont échappé à la noyade en essayant de sauver un poney qui portait de la nourriture. La discorde gagne la troupe.
C’est à ce moment que la troupe perçoit une lumière : « une lumière rougeâtre à l'aspect réconfortant ». Le narrateur, par cette indication, nous indique que les Nains peuvent espérer de l’aide. Il continue à ne pas informer le lecteur, qui découvre les événements tout comme les héros les découvrent. C’est le point de vue interne de la troupe qui domine. Les Nains marquent un nouveau ralentissement dans la narration en discutant sur la conduite à suivre. Nos héros hésitent sur un événement apparemment mineur : la perception d’une lumière rouge à l’aspect réconfortant. Et la discussion se termine en discorde. Les aventuriers subissent plutôt qu’ils n’agissent. Ils subissent non seulement le poids des éléments naturels imposés par le narrateur, mais aussi la charge de héros. Celui-ci prend même un malin plaisir à les engluer dans des actions qui les ridiculisent : « malgré toutes leurs précautions, ils produisaient passablement de bruissements et de craquements (sans compter une bonne dose de bougonnements et de grognements) en passant sous les arbres ». Les Nains ont décidé d’utiliser les capacités de Bilbo en les dépréciant : le cambrioleur est utilisé comme observateur, comme avant-garde, comme un éclaireur – un vulgaire scout – avec une mission très précise : « Il faut aller voir ce que c'est que cette lumière, à quoi elle sert et s'il n'y a aucun danger » et des consignes d’une rigueur saisissante : « Sautez et revenez vite si tout va bien. Dans le cas contraire, revenez si vous le pouvez ! Et si vous ne le pouvez pas, poussez deux ululements d'effraie et un de chouette, et nous ferons ce que nous pourrons ». Il est évident qu’un éclaireur, dès qu’il a fini sa mission, revient à son point de départ pour donner un compte rendu de sa mission. Si cela se passe mal, il aurait bien du mal à revenir. Et s’il ne revient pas, c’est que sa mission a échoué. Mais Bilbo est chargé, comme dans les aventures les plus périlleuses, d’émettre un signal pour prévenir ses compagnons de son échec. Cela est digne de réelles aventures, mais le narrateur s’empresse d’ajouter que Bilbo n’a aucune idée de ce qu’est un ululement. Ensuite le narrateur nous emmène dans la cavalcade des animaux : de la chauve-souris à la belette. Les périodes d’euphorie du narrateur précèdent les évènements catastrophiques. Ce ton fait penser à la musique d’un film qui souligne les moments légers ou dramatiques des séquences. Ce n’est sans doute pas un hasard si les sensations auditives dominent dans ce passage : « « deux ululements », « ululer », « hibou », »chauve-souris », « les hobbits peuvent se déplacer dans les bois sans faire de bruit, sans faire le moindre bruit », « ce boucan de Nains », « une nuit venteuse », « la cavalcade », « pas même une belette n'aurait bougé d'un poil de sa moustache ».
Comme à son habitude, le narrateur se moque de son héros, mais il lui reconnaît une qualité : la discrétion. Qualité partagée par tous les Hobbits. La mission proposée par Thorïn sied parfaitement à notre héros de fortune.
Le narrateur poursuit l’aventure en recourrant au point de vue interne : « voici ce qu'il vit ».