Voilà la suite de ce que j'ai écrit hier et aujourd'hui. Il ne faut pas tenir compte de l'accent cockney : je pense qu'il s'agit d'une mauvaise hypothèse. Je penche pltôt pour du vieil écossais - mais je dois vérifier -.
Attention : il y a du désordre : je n'ai pas encore relu pour établir un plan avec des sous-parties structurées. Je ferai cela plus tard !
Le spectacle qui est offert aux yeux de Bilbo n’évoque pas l’épouvante. Ils sont présentés comme « trois personnages de très forte carrure » - puis le narrateur, dans un souci de ménager le suspense, utilise des pronoms personnels de reprise : « ils ». Bilbo les voit manger et boire et sent « une bonne et appétissante odeur » se répandre alentour. Le danger n’est identifié qu’après cette présentation agréable. Bilbo identifie des Trolls à « leur grande et lourde face, à leur taille et à la forme de leurs jambes, sans parler de leur langage, qui n'était pas du tout, mais là pas du tout celui des salons ». Suit un savoureux dialogue entre les Trolls qui nous apprend dans une langue très familière – imitant l’accent cockney.
Tolkien a une véritable fascination pour les langues : il est philologue et il s’amuse depuis sa tendre enfance à créer des langues. Il ne peut que s’amuser à transcrire la vulgarité des Trolls à travers un accent qui a son origine dans l’East End de Londres.
C’est le mode de fonctionnement habituel de toute petite communauté, les "cockneys" employaient tout un répertoire de mots et d'expressions qui n'avaient de sens que pour eux. Ils poussèrent le jeu très loin, en inventant un dialecte totalement nouveau, un argot appelé « rhyming slang », en usage depuis le milieu du XIXe siècle. Il consiste à remplacer un mot par une locution qui rime avec ce mot ; ainsi "stairs" (escalier) devient "apples and pears" (pommes et poires) ; "phone" devient "dog and bone" ; et "word" devient "dicky bird" ! Et pour déconcerter un peu plus les non-initiés, le mot qui rime est souvent omis, comme dans "daisies" qui signifie "boots" (pour "daisy roots").
Dans ce passage, c’est le langage très familier des Trolls qui est souligné, ainsi que leur lourdeur d’esprit. Les plaintes des Trolls font échos aux soucis des Nains : ils discutent nourriture et se plaignent de ne manger que du mouton. Pourtant un fait aurait dû faire fuir Bilbo et l’alerter sur le danger à pousser plus loin sa première épreuve. Les Trolls, répondant aux doux prénoms de William – affublé du charmant diminutif de Bill - Bert et Tom aiment la chair humaine. William qui est le chef de cette compagnie rappelle à ses deux acolytes qu’ils ont dévoré un village et demi depuis qu’ils ont quitté les montagnes.
Bilbo aurait dû reconnaître la figure de l’ogre. Mais si le héros ne reconnaît pas cette figure célèbre, le lecteur n’a pas manqué de faire le rapprochement. Sans rassembler tous les textes qui précèdent l’½uvre de Tolkien Bilbo le hobbit pour entrer dans une critique génétique chère à Jean-Bellemin Noël et Raymonde Debray Genette , parlons au moins d’intertextualité - même si Genette préfère le terme de transtextualité à celui d’intertextualité proposé par Julia Kristeva .
Tolkien convoque consciemment ou inconsciemment le texte d'un autre auteur dans son écrit. En l’occurrence, il s’agit du « Petit Poucet » de Charles Perrault.
Cette ressemblance est très poussée. Rappelons que la pluie est un sujet de plainte des héros qui cherchent un abri pour la nui et qui échouent dans le fait de fabriquer un feu de bois. Dans « Le Petit Poucet », la situation est identique : « Il survint une grosse pluie qui les trempa jusqu'aux os; ils glissaient à chaque pas et tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains. »
Puis nos héros sont attirés par un feu au loin. Que nous dit « Le Petit Poucet » ? « Il descendit de l'arbre; et lorsqu'il fut à terre, il ne vit plus rien; cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères du côté qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois. Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs, car souvent ils la perdaient de vue, ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelques fonds. »
Il est remarquable que le Petit Poucet, les Nains et Bibo sont tous préoccupés par une besoin de combler le manque de nourriture et qu’ils se jettent dans la gueule du loup, à savoir l’ogre, figure qui représente le cannibalisme. Le Petit Poucet conduit ses frères à la cabane de l’ogre, ainsi Bilbo conduit ses frères nains – Bilbo est habillé en Nain et partage avec eux ce souci de la bonne chère – vers le feu qui est le foyer des Trolls. Ces deux héros sont donc à la fois porteurs de bonne et de mauvaise fortune ; en d’autres termes, ils sont ceux qui conduisent leurs compagnons vers le sacrifice, ce sont, selon Jung, « l’ogre lui-même ».
Tout comme l’ogre de Perrault, les Trolls de Tolkien mangent du veau et regrettent de ne pas se nourrir de « chair fraîche. » « La femme de l'ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer et les mena se chauffer auprès d'un bon feu, car il y avait un mouton tout entier à la broche pour le souper de l'ogre. » Cette citation du conte de Perrault est à rapprocher de Bilbo : « « Du mouton hier, du mouton aujourd'hui et, le diable m'emporte ! ça m'a tout l'air de devoir être encore du mouton demain, dit un des trolls. » qui permet de mieux comprendre le titre de ce chapitre.
Le lecteur, tel la femme de l’ogre a envie d’avertir le Petit Poucet-Bilbo qu’il est en danger face à l’ogre. Mais notre narrateur prend à nouveau un malin plaisir à jouer avec le destin de ses personnages. Bilbo a parfaitement accompli la mission commandée par les Nains : il a identifié ce qui se passait autour de cette lumière rouge. Il a remporté l’épreuve qui le qualifie en tant qu’éclaireur. Mais il n’a pas été engagé comme scout, il a un contrat de cambrioleur. Le narrateur omniscient nous rappelle cet état et nous raconte en utilisant le mode conditionnel, mode de l’hypothèse par excellence, ce qu’un vrai cambrioleur pourrait faire. Ce que demande le narrateur à son héros hésitant est symbolique.
« Un cambrioleur de premier ordre, légendaire, aurait à ce moment fait les poches des trolls - ce qui vaut presque toujours la peine, quand on peut y arriver; il aurait chipé le mouton même sur les broches, dérobé la bière, et s'en serait allé sans avoir été remarqué. » Réussir cette épreuve permettrait à Bilbo de s’imposer en qualité de cambrioleur légendaire.
« D'autres, plus positifs, mais doués de moins d'amour-propre professionnel, auraient peut-être planté un poignard dans le corps de chacun d'eux avant qu'ils ne s'en fussent aperçus. Après quoi, on aurait passé joyeusement la nuit. ». Ce haut fait d’armes permettrait à Bilbo de tuer l’ogre et il tuerait en même temps l’ogre du Petit Poucet en utilisant « le poignard » qui renvoie au passage du conte de Perrault : « Il alla prendre un grand couteau, et en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre qu'il tenait à sa main gauche ». Bilbo vengerait donc le Petit Poucet.
Or Bilbo tergiverse : il veut faire plaisir à Thorïn et il décide d’exercer une de ses compétences de voleur : le vol à la tire dans les poches des trolls. Si Bilbo commence bien, il est pris la main dans le sac. L’ogre du Petit Poucet sent la chair fraîche et se dirige vers le lit où les enfants sont cachés.
Le dialogue qui s’instaure entre Bilbo et les Trolls est d’une autre nature que le dialogue du Petit Poucet avec l’ogre. Le narrateur s’amuse beaucoup avec sa création. Pour faire ressortir le caractère niais des trois Trolls, le narrateur utilise le même procédé utilisé par Bilbo lors de son approche discrète du feu, à savoir la non reconnaissance. Bilbo ne reconnaît pas les Trolls au premier coup d’½il. Les Trolls ne reconnaissent pas un Hobbit au premier coup d’½il. « « - Crénom ! Regarde un peu ce que j'ai attrapé, Bert ! dit William. - Qu'est-ce que c'est ? dirent les autres, s'approchant. - Du diable si je le sais ! Qu'est-ce que t'es ? » Les Trolls, n’identifiant pas l’ennemi, lui demande son identité. Bilbo perd lors de sa capture la confiance qu’il avait accumulée auparavant. Il avait réussi à devenir un éclaireur, il s’apprêtait à devenir cambrioleur chevronné. Le voilà à nouveau Hobbit peureux. Les Trolls n’ont même pas besoin de menacer notre « héros », ils n’ont pas besoin de le torturer : Bilbo est sur le point de dire la vérité : il commence par décliner son identité : « Bilbo Baggins », puis il va dévoiler sa fonction dans le conte : un cambrioleur. Mais après la première syllabe, Bilbo prend conscience qu’il en dit trop et termine sa phrase en indiquant son espèce : un Hobbit.
Comme les Trolls sont présentés comme des êtres peu cultivés, parlant une langue vulgaire, ils s’emparent de la réponse de Bilbo pour créer un mot valise : jeu de mots consistant à prendre deux mots ayant une partie commune pour fabriquer un néologisme. En anglais, c’est ce qu’on nomme un "port manteau word" : ainsi "smog" est le résultat de la combinaison de "smoke" et "fog".
Comme l’écrit Tolkien dans une la Lettre 151 adressée à Milton Waldman à la fin de l’année 1951 : « Many children make up, or begin to make up, imaginary languages. I have been at it since I could write. But I have never stopped, and of course, as a professional philologist (especially interested in linguistic aesthetics), I have changed in taste, improved in theory, and probably in craft. Behind my stories is now a nexus of languages (mostly only structurally sketched). »
Humphrey Carpenter, dans « J.R.R. Tolkien. Une biographie », détaille l’enfance de Tolkien pour montrer d’où vient sa passion pour la philologie.
Sa mère l'initia au latin dès le début de leur séjour à Sarehole. Il en était ravi et il s'intéressait autant au son et à la forme des mots qu'à leur sens. Elle comprit vite qu'il avait un don particulier pour les langues et elle se mit à lui apprendre le français.
A son entrée en sixième, il apprit le grec. Sur ce premier contact avec le grec il écrivit un jour : « L'aspect fluide du grec, ponctué de moments durs, et sa surface brillante me captivèrent. Mais une part de cet attrait tenait à l'antiquité et à l'éloignement (par rapport à moi) : cela ne me touchait pas au coeur. »
L’enseignement de Brewerton fut déterminante : « C'était aussi un professeur plein d'ardeur qui demandait à ses élèves d'employer les vieux mots les plus simples de la langue anglaise. Si un des garçons employait le mot « engrais », Brewerton lançait un hurlement : « Engrais ? Appelez ça du fumier ! Dites-le trois fois ! Fumier, fumier, fumier ! » Il les encourageait à lire Chaucer et leur récitait les Contes de Canterbury dans l'original en moyen anglais. Pour Ronald Tolkien, ce fut une révélation ; et il décida d'étudier plus à fond l'histoire de la langue. » ( page 39 )
A King Edward, le latin et le grec constituaient l'essentiel du programme. Robert Cary Gilson, le professeur principal de la première, encourageait ses élèves à une étude détaillée de la linguistique classique. Ce qui était tout à fait conforme aux inclinations de Tolkien : et c'est en partie grâce à l'enseignement de Gilson qu'il se mit à s'intéresser aux principes généraux du langage.
Connaître le latin, le grec, le français, l'allemand, c'était une chose. C'en était une autre que de comprendre pourquoi ces langues étaient ainsi. Tolkien avait commencé par examiner l'ossature, les éléments qui leur étaient communs ; il avait commencé, en fait, à étudier la philologie, la science des mots. Et ce qui le stimula particulièrement, ce fut d'apprendre à connaître l'anglo-saxon. Il continua à rechercher l'ossature de toutes ces langues, fouillant dans la bibliothèque scolaire et explorant les derniers rayons de la bibliothèque cornique (des Cornouailles), plus loin dans la même rue. A l'occasion, il se mit à trouver – et à recueillir assez d'argent pour les acheter – des livres allemands sur la philologie, « secs comme la poussière », mais qui pouvaient apporter des réponses à ses questions. Philologie : «l'amour des mots ». Car c'était ce qui l'avait animé. Ce n'était pas un intérêt aride pour les principes scientifiques du langage, c'était un amour profond pour la forme et la sonorité des mots, qui lui venait des jours où sa mère lui avait donné ses premières leçons de latin.
Conséquence de cet amour des mots : il s'était mis à inventer son propre langage.
La plupart des enfants fabriquent leurs mots. C'est ce qu'avaient fait deux jeunes cousines de Tolkien. Leur langue s'appelait l'Animalic et était surtout constituée par des noms d'animaux. Ronald apprit l'Animalic, et cela l'amusa. Un peu plus tard, une de ses cousines et Ronald inventèrent en collaboration une langue nouvelle et plus compliquée. Elle s'appela Nevbosh, ou néo-non-sens. Les deux cousins chantèrent des limericks en cette langue :
Dar fys ma vel gom palt « Hoc
Pys go iskili far maino woc ?
Pro si go fys do roc de
Do cat ym maino bocte
De volt fact soc ma taimful gyroc » !
(Il y avait un vieil homme qui disait « Comment/Pourrais-je porter ma vache ?/Si je lui demandais/d'entrer dans mon panier :/Ça ferait un barouf terrible ! »)
« Ce genre d'amusement donna une idée à l’adolescent Tolkien. Déjà, quand il commençait à apprendre le grec, il s'était diverti à inventer des mots qui aient l'air grecs. Ne pouvait-il aller plus loin et inventer tout un langage, quelque chose de plus sérieux et de mieux organisé que le Nevbosh qui, pour la plus grande partie, n'était qu'un déguisement de mots anglais, français et latins ? » (page 48)
Adulte, Tolkien entreprit d'inventer une langue en prenant modèle sur une langue réel : ce fut l’espagnol qui enfanta le Naffarin.
La lecture du Primer of the Gothic Language (Livre élémentaire de langue gothique) de Joseph Wright déclencha l’invention de mots gothiques.
Tolkien travaillait aussi à des alphabets de son invention ; un des carnets de son temps d'école contient un système de symboles-codes pour chaque lettre de l'alphabet anglais.
Tolkien joue donc avec les mots et invente des mots-valises. Mais le concept de mot-valise a été utilisé pour la première fois par Humpty Dumpty, dans Au travers du miroir de Lewis Carroll, pour expliquer à Alice certains mots du poème " Jabberwocky ".
Au chapitre 3 de De l'autre côté du miroir, de Lewis Carroll, on peut trouver le plus étrange poème de toute la langue anglaise : Jabberwocky. Aucun mot signifiant du poème n'existe, tous sont des mots-valises. Pourtant le livre raconte une histoire, puisant sa force dans l'allusion phonétique et le rythme des phrases.
« Sur la table, tout près d'Alice, il y avait un livre. Tout en observant le Roi Blanc, (car elle était encore un peu inquiète à son sujet, et se tenait prête à lui jeter de l'encre à la figure au cas où il s'évanouirait de nouveau), elle se mit à tourner les pages pour trouver un passage qu'elle pût lire… « car c'est écrit dans une langue que je ne connais pas », se dit-elle.
« Et voici ce qu'elle avait sous les yeux :
« YKCOWREBBAJ
« Sevot xueutcils sel ; eruehlirg tiatté lI
: tneialbirv te edniolla’l rus tneiaryG
; sevogorob sel tneialla xuetovilf tuot
.tneialfinruob sugruof snohcrev seL
Elle se cassa la tête là-dessus pendant un certain temps, puis, brusquement, une idée lumineuse lui vint à l'esprit : « Mais bien sûr ! c'est un livre du Miroir ! Si je le tiens devant un miroir, les mots seront de nouveau comme ils doivent être. » Et voici le poème qu'elle lut :